lundi 6 mai 2013

Pensées vigneronnes


Dos courbé, genoux fléchis, j’avançais pas à pas, les mains affairées aux tâches habituelles du printemps à la vigne, elles allaient presque malgré moi supprimer ici quelques bourgeons superflus, là quelques herbes folles, arrachant à la terre une ronce vicieusement poussée tout contre une souche ou encore, au pied d’un piquet d’acacia grisé par le temps, un jeune noyer poussé d’une noix tombée du bec d’un corbeau malhabile.  
A chaque pied elles renouvelaient leur geste précis, machinal, pendant que mon esprit libre de contraintes s’égarait parfois bien loin.
Le soleil du printemps, doux mais déjà généreux, me chauffait les muscles lombaires tendus par la posture vigneronne.

J’aime cette période l’année ou le réveil de la nature sonne le début des travaux qui conduisent à la récolte future. Là se construit le millésime, plus encore qu’à la taille qui en hiver nous pousse au dehors dans de froides journées. Au printemps, la taille dite « en vert », vient compléter celle de l’hiver. C’est ce travail qui non seulement contrôle la production de l’année mais prépare aussi le cep à la taille de l’hiver suivant. Certes les caprices de la nature ont souvent tôt fait de tout remettre en cause, mais qu’importe, l’espoir d’une belle récolte nous pousse cep après cep et nous fait faire les choix que l’excellence réclame et que la rentabilité impose.

Que d’incertitudes… mais quelle détermination néanmoins, chaque vigneron met-il alors dans ses gestes. Faisant fi des douleurs et des peines, il soigne la vigne pour que plus tard, après bien des lunes, coulent dans les verres de précieux nectars, s'insinuent entre les lèvres sèches des saveurs délicates, et que se réjouissent les esprits les plus sombres.

Laissant mes mains à leur labeur, je me pensais : quoi qu’il arrive le vigneron s’en va, courbé entre les rangs dans l’expression forcée de la modestie, muscles meurtris et mains calleuses, quand le marchand qui parfois l’habite - bien que de plus en plus souvent les deux se distinguent -  le marchand lui s’en va debout, fier et fanfaron, l’esprit hanté et l’œil avide,  chercher le chaland à qui il contera son histoire ou une histoire, c’est selon !...

Il en va des vins comme des hommes, certains nous enrichissent, d’autres nous ennuient, certains nous surprennent, d’autres ne nous importent. Quelques fois, d’aucuns nous éblouissent et nous transportent.

Je pensais à ces bouches gourmandes, à ces esprits curieux de nos vins et de ce qui les accouche. Dans ma tête se bousculaient mille visages inconnus, sourires éclatants de bonheur, étonnements sans cesse renouvelés des palais qui découvrent dans les saveurs des vins, la force de la nature, la puissance des terroirs et leur infinie richesse.
Disciples d’Epicure que le vin régale et fascine, qui veulent tout  savoir de notre monde clos.
Je pensais encore, qu’importe pour eux des vins l’origine, qu’importe qu’on les  inscrive dans une mode ou une autre, qu’ils soient natures ou pas, immatures, à maturité ou sur le déclin, si à l’instant de leur destin ils réjouissent les corps et les âmes.
Mais pourtant il arrive malheureusement que rien ne vibre et que le liquide au fond du verre ne soit que piteux breuvage pas même désaltérant. Où trouver alors le plaisir, quel intérêt ? Quelle déception ! Quelle arnaque !
Dualité du vin qui peut tant émerveiller ou tant décevoir. Il en est de modestes qui se boivent au comptoir, il en est d’exceptions qui méritent le grand soir.

Comme disait tonton Georges, « faut voir à pas confondre amour et bagatelle ».

Dans la multitude immense, quelles sont les différences ? Viennent-elles de la renommée ou de la rareté ? Comment choisir ?

Etiquette racoleuse pour nouveauté hurlant son besoin de reconnaissance, étiquette historique pour renommée acquise et parfois contestée, slogan tout en couleurs pour attirer les regards et la curiosité, sobriété tranquille couvrant les valeurs sûres des terroirs et du savoir-faire !
Se laisser guider par le graphisme ? Par la force de l’image et des mots, marketing bricolé de l’emballage pas toujours en phase avec le contenu !
Se fier à la prose du journaliste droit, laborieux et honnête, éviter de céder aux propos de  cuvette du fils de pub foireux qui se dit son confrère !
Laisser faire le hasard ou bien écouter l’autre, l’ami qui s’y connaît, le caviste érudit, l’amateur éclairé, le vigneron sincère, le vigneron roublard, comment savoir ?

A qui se fier ? Au propriétaire bourgeois à la superbe séductrice, aux mains lisses et au verbe policé, au vigneron rugueux à la franchise bourrue, à cet autre  rieur au verbe coloré ?

A chaque bouteille ouverte se faire son opinion, seul(e), en toute conscience, sans influence aucune et puis vider le verre en levant bien le coude – joyeux - ou dans le caniveau – déçu - c’est toujours prendre un risque !

J’en étais là de mes incertitudes et de mes évasions.
Mon dos me rappelant à la réalité, je me relevai pour le détendre un peu. Regardant le ciel devant moi, j’y vis un beau cumulus de printemps, gris et blanc, en perpétuel mouvement.

Furtivement j’y vis dos à dos deux têtes sans corps plantées sur un pylône, deux profils cotonneux, différents mais semblables, l'un dans la lumière et l'autre dans l'ombre, unis comme siamois.

 

  
     Cyrano et Voltaire pensai-je, à moins que ce ne fût Pinocchio et Tartuffe ?